FULL ARTICLE AND ENGLISH VERSION ON BAD TO THE BONES
Foire, n.f.,
1. Rassemblement important et public, organisé à des moments et lieux prédéterminés, permettant aux commerçants d’exposer et vendre leurs produits. Par extension, désigne également un lieu d’intense activité commerciale ou un marché spécialisé.
2. Évacuation liquide et fréquente des selles.
Points au Scrabble : 8 points
L’espace de la foire d’art est un espace plein de contrastes qui concentre ce qu’il y a parfois de plus odieux dans l’art contemporain. La foire incarne ce paradoxe du superflu. L’objet d’art y devient commodité, génère du capital. Supermarchés pour méga-riches, les foires d’art se transforment souvent en spectacles grandiloquents, flirtant avec le grotesque, où se dévoilent les excès du monde artistique. C’est là que se joue une danse étrange, mêlant la jet-set aux artistes et travailleurs de l’art sous-rémunérés, aux requins-galeristes et petites structures.
La 1-54 de Marrakech n’y manquait pas.
En partie installée à La Mamounia, ce palace bien orientaliste, où serveurs en tenues d’Aladin se mêlent aux boutiques Louis Vuitton, et aux Michel venus acheter de quoi décorer les murs de leurs résidences secondaires, cette foire, ou plutôt son off, réunissait pourtant les acteur.rices de la scène artistique du continent venu.e.s se retrouver pour quelques jours.
En 2016, la biennale de Marrakech, bien plus curatée et non-lucrative s’achevait faute de soutien des pouvoirs publics selon Mohammed Amine Kabbaj, son ancien directeur. Trop coûteuse à la multimillionnaire anglaise qui l’avait initiée plus d’une décennie auparavant, la biennale, pourtant appréciée de la scène locale, n’avait su trouver de relais pour pérenniser son affaire. Alors au milieu des jardins gorgés d’eau du palace asséchant les réserves voisines, on avait décidé d’y implanter la 1-54 en 2018.
Le programme de la semaine était chargé. En parallèle à la 1-54 il y a le off. Le off, c’est un mélange de galeries commerciales à l’art mou et d’espaces “alternatifs” ultra-dynamiques. De toute façon, le Maroc c’est ça. Des grands hauts et des grands bas, et pas beaucoup de milieu.
Mais moi, j’avais la chance de naviguer dans ces eaux troubles en toute pérennité grâce à mon roi de Marrakech, Louisa Aarrass, artiste-chercheuse, curatrice, et membre du collectif Qanat. Qanat fait des recherches sur les politiques de l’eau au Maroc et l’urbanisme et a créé de nombreuses initiatives locales sur le sujet à travers des résidences de recherche, des publications et des programmes publics, avec la volonté d’une réflexion sur l’espace du commun. A l’origine, le Qanat (ou khettara en darija) c’est un système d’aqueducs et de puits qui alimentent la ville en eau. A mon arrivée, Louisa prend mon téléphone des mains. “Regarde-là. Toute cette zone grise, c’est la palmeraie. Avant, c’était verdoyant. Mais maintenant, l’eau est pompée pour alimenter les piscines, les jardins et pistes de golf des riads de luxe des environs.” C’est vrai. Je constate la poussière grise depuis la vue satellite de Google Maps.
Le premier jour, on se rend au Comptoir des Mines, tenu par le magnat de l’art Marocain Hicham Daoudi. Endroit pseudo-branché, ce soir-là il est rempli de français. À l’entrée, je mets 3 minutes à réaliser que seul le français est proposé comme texte descriptif pour éclairer le travail de l’artiste Hassan Darsi. Pourquoi traduire en darija ou en anglais quand leur clientèle est de toute façon principalement française. Une néo-col’ décomplexée.
S’il y a un fait que j’ai appris dans la vie, c’est que les intentions se traduisent plus vite que les mots.
Malhoun Art Space
Fuyant l’endroit, on se retrouve à Malhoun Art Space. Ici, parmi les hauts plafonds de cet ancien appartement et accueilli par un dj set, on s’y sent tout de suite à l’aise. Malhoun a émergé il y a bientôt quatre ans avec la volonté de représenter la scène expérimentale tout en échangeant avec le monde, illustré par un partenariat récent avec des artistes japonais tels que Koharu Yamaguchi de l’atelier Mujun en résidence de septembre à octobre 2023. À l’ouverture, un travail de médiation illustre une volonté d’accessibilité et d’inclusion. Ici, tout est traduit en anglais, en tamazight, en darija et en français.
L’exposition H’dith o Mghezel ⵃⴷⵉⵜ ⵡ ⵎⵖⵣⵍ حديث أو مغزل met en lumière une méthode de communication ancestrale basée sur des pratiques répétitives communes. Yamaguchi, par exemple, a collaboré avec des artisans couteliers et forgerons marocains, aboutissant à l’établissement d’une forge. Décorée de motifs amazigh symbolisant la protection, cette forge représente fertilité et créativité.
Cette exposition propose une introspection sur l’architecture du secteur de Guéliz ainsi que sur les zones avoisinantes des montagnes de l’Atlas, récemment ébranlées par le séisme du 9 septembre 2023. Elle cherche à créer un dialogue avec l’environnement dans lequel elle s’insère, comme en témoigne le projet de recherche mené par l’Atelier Atlas. Au premier étage, ces derniers présentent de vastes cartographies des villages affectées par le sinistre, explorant les enjeux de la reconstruction à travers différentes échelles. Plus de 2300 villages, déjà en situation de vulnérabilité, ont été impacté par le tremblement de terre.
Ce soir-là, j’y rencontre l’artiste Nabil Himich dont le travail me révèle la ville ; parmi les sculptures présentes dans la salle au rez-de chaussée, se trouve cette œuvre qui résume les tensions qui émanent de l’urbanisme Marrakechais : une maquette mi-bâtiment de béton / mi-porte de palais ornementé. Des bouts d’architectures hybrides comme celui-ci, on en voit un peu partout dans la ville. Marrakech c’est un peu le Disneyland de l’Afrique du Nord, et son expansion urbaine engloutit tout sur son passage.
Plus tard, les mots de Himich me resteront en tête… ”Nous on connaît les Européens, mais eux ne nous connaissent pas”. C’est vrai. Cette phrase me rappelle le propos de l’écrivaine Sarah Ahmed…”The West looks at the Est. The Est looks at the West looking at the Est”. A l’école, c’est à peine si nous effleurons la géographie africaine. Et moi, j’ai fui pour un petit temps le vieux continent et ses médias racistes, étouffée par la violence de ce dédain. Là-bas, je ne regarde plus les infos depuis bien longtemps. Ici, Al Jazira passe en boucle des reportages sur la Palestine, quand elle n’informe pas sur les dégâts de l’industrie fossile et le réchauffement climatique en Afghanistan, ou des mines de lithium en Argentine. Une ouverture sur le monde. Celui du Sud.
Overdose the loubia.
Khial Nkhel
L’espace de la ville est aussi le sujet de Khial Nkhel, un programme artistique monté il y a plus de six ans par Alia, Fatine et d’autres. Khial Nkhel c’est la contraction de “khial”, la projection ou l’imagination en arabe et “Nkhel”, le palmier. Situé près de la gare, ce quartier anciennement désertique est à présent l’objet d’un vaste projet immobilier savamment nommé CAPRICE. Y poussent à présent d’énormes immeubles faits pour la classe moyenne mais aussi les touristes. Le palmier, dans le cas de Marrakech, définit la ville car la palmeraie qui entoure la médina est dite marginale, c’est à dire née d’elle-même, et non tracée. Le palmier comme symbole évoque donc la question de la migration du paysage, mais aussi de l’exotisme, et du soleil.
Cette semaine-là, le collectif GOMA, qui réunit des artistes de tout le pays dont Acoby, Blue Crab, BO3 BO3 et Adam Belarouchia, y présente l’exposition RWIDA WRIDA. Inspiré des paysages industriels du pays, mais aussi par le street art, l’espace est agencé de bâches en plastique taguées, d’échafaudages industriels, de fleurs en acier sculpté et de parpaings – éléments qui puisent leur inspiration dans le quotidien de la ville. Acoby m’explique s’être inspiré des bâtiments en construction de la ville et de la flore urbaine pour sculpter ses fleurs en acier. Cette expo fait écho aux propos de la curatrice Nouha Ben Yebdri qui tient l’espace Mahal à Tanger que j’ai rencontré quelques jours auparavant au 18. “Je suis plus intéressée par les artistes marocains qui puisent leur inspiration dans l’environnement qui les entoure que par ceux qui souhaitent faire importer du sel de l’himalaya pour leur sculpture”. GOMA est donc en plein dedans. Les italiens avaient l’arte povera, la nouvelle génération le scavenge art, l’art de la récup. C’est à la fois un mouvement vers l’intérieur, mais aussi une compréhension profonde des enjeux de ce monde et de la finitude de ses ressources. On peut faire avec ce qu’il y a ici. Et il y a beaucoup de force dans cela.
Le dernier projet du collectif est ‘lkhlla’, un cycle de recherche entamé par le collectif qui explore les environnements de Marrakech. A l’origine, le ‘lkhlla’ c’est l’idée du vide, des espaces d’entre deux, entre la ville et la nature. Ces espaces à la périphérie des villes sont souvent ceux du sexe,de l’alcool et des activités illicites. Se rendant régulièrement dans les ‘lkhlla’, iels collectent sonorités, artefacts, et histoires restituées sous projet artistique.
Ce week-end-là, Khial Nkhel organise une fête dans un garage situé dans une ancienne zone industrielle utilisée pour le transit de trains durant l’exploitation coloniale. Cet espace satellite à Khial Nkhel est dédié à la recherche production. Dénué de toute prédilection pour les affaires ou la quête effrénée de subventions artistiques, Khial Nkhel a réussi à subsister pendant toutes ces années, et à être une plateforme pour la scène alternative de la ville. A présent, il faut sortir de la survie et pérenniser le projet. Je discute avec Manal aussi connu sous le pseudo de gbw9 de self-orientalising. gbw9, iel, a décidé de quitter l’Europe pour s’installer définitivement dans sa terre natale. Elle me dit “Pick your poison”. Ici, c’est pas mieux que là-bas, ni moins bien. C’est différent. Mais au moins, il y a un alignement des valeurs. Certains parlent de décolonialisme et d’autres le pratiquent.
Cette pratique, elle passe par le fait de soutenir une scène fragile mais vibrante, d’être présent.e, de donner son temps, et souvent peut-être d’être dans l’ombre mais à l’instar du changement. Sur le son ‘Rajawi Flistini’ entre deux tracks bass et brasileiro, gbw9 et la co-organisatrice et dj Gj Leith nous rappellent l’engagement de la scène, et l’importance de la résistance joyeuse*.
Pour moi, ce moment m’a recalibré le cerveau. Enfant de la diaspora, j’avais besoin de savoir que l’Afrique du Nord, c’était ça aussi.
*voir concept de Abdo Hassan sur la joyful resistance