FULL ARTICLE AND ENGLISH VERSION ON BAD TO THE BONES
Affichant un calme et une retenue pendant les premières vingt minutes de leur performance, occupés à résoudre des sudokus, à se promener dans l’espace ou à manger une banane, cette sérénité s’est vite muée en une frénésie entraînante. Comme possédé·e·s par une soudaine urgence, les performeurs.euses se jettent alors la tête la première dans la corbeille à papier, se roulent au sol, renversent le décor. De leurs actions émane un tableau-bureau chaotique, émergeant de leur ennui profond, bien que méticuleusement mis en scène.
Offrant un commentaire sur les exercices chronophages de patience et de contrôle mental nécessaires à la survie du monde bureaucratique et des salles d’attente, ‘Please Hold’ me rappelait l’atmosphère de la célèbre série The Office. La nature pathétique de ces deux environnements ressuscite une inclinaison à l’absurdité. Dans un monde où les attentes imposées par notre société capitaliste manquent souvent de rationalité, la question se pose : pourquoi ne pas répondre nous-mêmes par le non-sens?
Chemises boutonnées, bureaux stratifiés, chaises ergonomiques et écran de PC des années 2010: voilà quelques-uns des éléments qui en composent la scénographie. Née de l’effort collaboratif de la danseuse/chorégraphe Denise Lim, du danseur/chorégraphe/acteur Armin Hokmi et de la performeuse Karoline C. Holland, ‘Please Hold’ fut le résultat d’une résidence artistique d’une semaine, lors de la dernière édition du YC Festival 2023 à Copenhague, au Danemark.
En contraste avec l’isolement caractéristique de ces emplois à la chaîne, le YC Festival 2023, organisé par le collectif HAUT, a su créer une utopie passagère marquée par le souci de la bienveillance. En invitant les spectateurs à des sessions interactives de retour sur les performances et workshops, HAUT a favorisé une implication active, à travers des repas communautaires et des soirées conviviales où l’on grillait des guimauves en compagnie des artistes. Toutefois, organisateurs et artistes n’ont pas manqué de souligner auprès du public le travail souvent sous-évalué et sous-rémunéré de ceux qui ont rendu cet évènement possible – reflétant de manière plus large les conditions de travail dans le secteur artistique et les limites de ces initiatives.
La quête effrénée de productivité et de standardisation relève de l’ironie. Le respect jadis accordé aux col blanc et au métro-boulot-dodo a mué. Avidité des multinationales, surveillance de masse révélée par les lanceurs d’alerte, et accroissement du fossé économique mettent en lumière la faille criante de ce système, contribuant par là-même à l’aggravation de la crise écologique actuelle. Un examen critique de la logique sous-jacente s’impose de toute urgence.
´Please Hold’ m’évoque l’œuvre « Department of Aging » de la chorégraphe Alexas West, mise en scène à l’espace 99 Canal à Chinatown, New York, en mars 2023. Dans cette performance, les danseur·se·s Jade Manns et Gwendolyn Knapp illustrent par leurs mouvements l’excès de l’effort et la futilité de l’hyper-productivité. Les deux performeur·se·s, bien qu’étant tout.e.s deux présent.s.es sur scène, dansent par moments de manière à donner l’impression qu’ils.elles évoluent en solitaire, interagissant seulement avec un décor composé de caissons de bureau en métal étalés au sol, récupérés du département de la vieillesse de la ville de New York.
Le monde de la bureaucratie est un sujet récurrent pour la cofondatrice de PAGEANT, espace artistique autogéré à Brooklyn. Dans son œuvre « Human Resource » (2018), elle mêle des scènes de danseur·se·s amateur·rice·s à des captures d’écran d’e-mails contenant des directives somatiques telles que : « Étirez vos genoux et vos articulations » ou « Tendez les bras, saisissez vos orteils et maintenez ». Réalisée dans un espace de coworking à Houston, Texas, l’œuvre explore la productivité et la physicalité de ces espaces souvent stériles et monotones. En mettant en scène l’immobilité et le mouvement comme des anomalies et des boucles fictives, ils·elles privilégient lenteur et inefficacité dans des environnements habituellement dominés par la vitesse et le rendement.
Pourtant, il y a une qualité intrinsèquement rassurante et réconfortante à l’espace du bureau. Ininflammables, insonorisés, méticuleusement mesurés, normalisés et formalisés, ils évoquent un sentiment de structure et de contrôle. Ils catalysent notre profonde soumission à la hiérarchie opérationnelle et notre volonté de nous y conformer. Dans son exposition ‘Continental Breakfast’ (2023) présentée à la Meredith Rosen Gallery, l’artiste suédoise Anna Uddenberg suggère même une relation érotique et BDSM avec l’environnement du bureau. Vêtues de jupes crayon et coiffées de chignons tirés à quatre épingles, les artistes Sally von Rosen et Mădălina Stănescu dégagent une sophistication froide et distante, évoquant l’image de strictes hôtesses de l’air ou de concierges de banques haut de gamme. Dans un décor facon banque américaine, sur une moquette criarde d’un bleu de carte de crédit et sous un plafond suspendu, les performeuses trônent sur des sculptures futuristes aux apparences à la fois d’instrument de torture et d’avion de ligne, dressant ainsi un tableau sarcastique de la modernité financière révélant ainsi cette tension évocatrice de l’environnement bureaucratique.
Enquêtant sur l’artificialité, la photographe parisienne Léa Hasbroucq, connue sous son alias de DJ Fausse Sceptique, se concentre également sur l’esthétique des employés de bureau, des « yuppies » et des structures architecturales du capitalisme tardif. Apparu dans les années 1980, le terme « yuppies » désigne les jeunes professionnels urbains et décrivait initialement des individus à succès et soignés. Un mode de vie qui, ironiquement, révèle un processus de gentrification sous-jacent. Dans ses photographies, les sujets sont capturés dans des poses souvent déplacées, apparaissant soit désespérés soit incongrus – capturant efficacement à la fois l’étrangeté et la froideur inhérente aux espaces d’entreprise ainsi que le profond sentiment de désespoir et d’isolement qu’ils évoquent.
L’enthousiasme initial pour l’IA et le progrès technologique, porté par John Maynard Keynes dans les années 1930, promettait d’automatiser les tâches ennuyeuses et répétitives. Cette approche visait à libérer les gens de ces tâches routinières, leur ouvrant des possibilités de s’engager dans des activités plus imaginatives et gratifiantes. En réalité, les professions créatives ont été les premières touchées par cette évolution, comme illustré par la récente grève des acteurs et des scénaristes à Los Angeles. En réaction à ce phénomène, l’exposition « L’Humain Irremplaçable – Conditions de la Créativité à l’Ère de l’IA« , présentée au Louisiana Museum au Danemark jusqu’au début de janvier 2024, incite non seulement à une profonde réflexion sur cette transformation, mais plaide également en faveur de mesures législatives et de changements concrets au sein de la société. En explorant les concepts de formalisme et de créativité, elle souligne l’urgence d’une réponse appropriée. Au cours d’une interview accordée dans le cadre de l’exposition, la journaliste et auteure Sarah Jaffe examine l’hyper-spécialisation prescrite par les entreprises, soulignant leur intention délibérée d’éloigner les employés de l’ensemble du processus de conception. Nées du fordisme et du taylorisme au début du XXe siècle, ces méthodes de gestion ont mené à des conditions d’emploi de plus en plus instables et précaires. L’artiste new-yorkais Josh Kline, également présent dans l’exposition, examine le rôle du travail de bureau et son évolution dans un futur proche. Les sculptures ‘By Close of Business (Maura/ Small Business owner)’ conçues en 2016, mettent en scène comptables, avocats et administrateurs de bureau – des professions qui devraient être en grande partie remplacées par l’IA dans les deux prochaines décennies. Pour l’artiste, ces reproductions réalistes de travailleur·se·s enfermé.e.s dans des sacs en plastique représentent une métaphore de ce sentiment collectif d’oppression.
Devant des défis imminents tels que l’inflation significative, l’instabilité géopolitique, l’exploitation toujours plus acerbe des ressources naturelles, le ralentissement de la croissance, ainsi que le développement rapide de l’intelligence artificielle, les économistes anticipent un crash financier majeur en 2024, entraînant de larges pertes d’emplois et un horizon d’avenir incertain. Ces changements poussent alors à se questionner : si les travailleur·se·s sont perçu.e.s comme des produits ou du capital humain, peuvent-ils·elles être écarté.e.s par la société comme du matériel de bureau obsolète une fois qu’ils·elles ne sont plus nécessaires ?
Abordant cette préoccupation, les économistes Coralie Perez et Thomas Coutrot, dans leur ouvrage de 2022 intitulé « Redonner du sens au travail – Une aspiration révolutionnaire », affirment que le travail devient véritablement significatif lorsqu’il incarne une qualité ‘vivante’, permettant l’épanouissement de l’intelligence individuelle et collective et favorisant la sensibilité et la conscience humaines. Cette vision est particulièrement pertinente dans le contexte de ce que l’activiste anarchiste et anthropologue David Graeber a décrit comme des « jobs à la con » — des formes d’emploi que même ceux qui les occupent jugent inutiles ou non nécessaires. En réponse à ce dilemme, Perez et Coutrot plaident pour renforcer le pouvoir des employés à influencer leurs conditions de travail, leur organisation et leurs objectifs, infusant ainsi leurs rôles d’un but et d’une importance plus grande.
Faisant échos à ces préoccupations, les artistes abordés s’engagent sur ces thèmes, utilisant leur travail pour critiquer l’absurdité et la redondance de certains emplois. Leur art devient une plateforme pour souligner l’urgence de repenser nos pratiques de production et pour défendre des droits du travail améliorés. Dans ce scénario, ces œuvres servent non seulement de reflet des préoccupations de la société, mais aussi de rempart contre le déshumanisation du travail. Employant l’ironie comme un outil critique, ils plaident pour une approche du travail plus humaine et significative.
*Les shimmies caractérisent les mouvements ou secousses rapides et saccadées du corps, généralement associées à la danse, en particulier à des styles comme la danse du ventre.